ANAMOSA La chair du politique (Sensibilités) internet üzerinden ibook

En prenant à bras le corps l'expérience sensible du politique, ce numéro souhaite interroger la question de la légitimité politique : la dimension affective, et même charnelle, du champ politique et la légitimité de chacun à occuper ce champ, l'expérience sensible pouvant contribuer à une requalification politique de ce qui était jusque-là conçu comme échappant au politique. Loin d'être extérieur au périmètre du politique, le sensible y est ancré, même si les régimes en place peuvent soit le tenir en lisière soit en dicter les modalités : tout ordre politique entend en effet le plus souvent imposer un certain ordre du sensible qui lui correspondrait. Mais cet ordre sensible, aux contours plus ou moins hégémoniques ou imposés, est aussi l'objet de perturbations, qui peuvent venir " des marges " ou des " exclus ", avec des contestations ayant pour effet sinon pour visée de fracturer cet ordre, ou des dominants, lorsque par exemple les classes et groupes sociaux au bénéfice principal desquels fonctionne l'ordre politique, se mobilisent et expriment violemment, en dehors des canons " civilisés " dont ils se revendiquent habituellement, des rappels à l'ordre sensible et moral. Il apparaît dès lors que le degré d'acceptation du sensible et ses formes disent quelque chose sur le politique lui-même. Il s'agit ainsi de prendre en considération, dans le champ politique, le détachement (relativement récent) par rapport au paradigme qui opposait radicalement les affects et la raison, afin de s'intéresser à ce qui relève d'une intelligence émotionnelle. De fait, les facultés émotionnelles (la peur, la haine, l'indignation, la déception, l'amour, la confiance, etc.) non seulement font partie intégrante de l'individu rationnel, mais encore constituent un fondement de sa raison même. S'il est des idées agissantes, c'est bien parce qu'elles sont affectantes ; elles se dotent de puissance du fait des affects qui les accompagnent ; sans la capacité d'affecter, elles seraient sans force et au fond sans conséquences. Les affects ne font pas qu'exprimer des vécus " intérieurs " mais construisent directement, aux côtés d'autres facteurs bien sûr, les rapports de force et de sens qui tissent le politique : ils sont à double face, à la fois expression et action. Les émotions apparaissent comme des forces sociales qui produisent des clivages, des solidarités, des groupes et des significations. Des régimes collectifs d'affects renvoient à un processus de composition des émotions qui est en soi un travail politique puisqu'il est à l'origine d'une puissance d'agir. Bien loin, donc, d'emboîter le pas aux analyses purement psychologisantes et dépolitisantes, l'approche du politique par le sensible contribue à lui conférer son intensité, tant l'expérience affective est une manière essentielle - et nécessaire - de s'y engager.